CHAPITRE XVI

Le soleil cognait sans merci sur ma tête nue. J'étais assis sur un tabouret devant ma tente, mon épée cheysulie sur les genoux, en train de vérifier son tranchant. Tout près, les accords de la harpe de Lachlan flottaient dans l'air surchauffé.

« Venez, ma dame, vous asseoir auprès de moi,
Sur la colline verdoyante
Venez écouter le chant du harpiste
Qui vous a donné son cœur. »

Rowan, debout à mes côtés, attendait le verdict. Il avait passé des heures à aiguiser la lame. C'était une tâche que j'avais accomplie moi-même en Caledon. Mais je n'étais plus un mercenaire anonyme ; il me fallait apprendre à me comporter en roi.

Le rubis, l'œil du Mujhar, étincelait dans le pommeau. L'or dans lequel le joyau était serti et le lion rampant sculpté sur la garde brillaient de tous leurs feux.

— Parfait, Rowan, dis-je. Tu aurais dû être maître d'armes.

— Je préfère être simple capitaine, et vous servir, répondit-il.

— Je ne suis qu'un être humain, Rowan, pas un dieu.

— Je le sais. J'ai choisi de servir le Mujhar, et je continuerai.

Tout autour de moi résonnaient les tintements des armes : les soldats à l'entraînement. Et la voix de Lachlan, mélodieuse, éloquente.

« Venez, ma dame, écouter ma harpe,
Je chanterai pour vous,
Je vous attendrai, et je prierai
Pour que vous donniez votre cœur
A celui qui vous aime plus que tout »

Je glissai mon épée dans son fourreau, savourant le crissement de l'acier contre le cuir, violent contrepoint au chant d'amour de Lachlan.

— Oh là ! cria une voix distante. Un message de Bellam !

Quatre hommes entrèrent dans le camp, trois soldats et un Homanan que je n'avais vu qu'une fois, quand je lui avait assigné sa tâche. J'avais envoyé plusieurs espions à Mujhara, déguisés en fermiers ou en colporteurs.

L'homme s'agenouilla devant moi.

— Mon seigneur, j'ai des nouvelles de Mujhara, dit-il, essoufflé. Bellam souhaite livrer bataille, armée contre armée. Il ne veut plus perdre de temps en escarmouches inutiles.

Je souris.

— Inutiles ? Pas tant que cela, si Bellam souhaite que nous réglions nos comptes ! Sais-tu autre chose ?

— Mon seigneur, il semble que Bellam soit furieux et impatient. Il vous défie d'accepter une bataille rangée à l'extérieur de Mujhara, pour en terminer une fois pour toutes. Il prétend que vous êtes incapable de commander une armée dans une telle bataille, et que c'est pour cela que vous vous fiez à la magie des Cheysulis pour ensorceler ses patrouilles et les vaincre. Mon seigneur... Allons-nous combattre ?

Je lus de l'impatience sur son visage. D'autres s'étaient rassemblés autour de nous et attendaient ma réponse.

— Nous allons livrer bataille, confîrmai-je. Ce soir nous ripaillerons, et demain nous élaborerons notre plan d'attaque.

L'homme se releva et partit après une révérence. Je savais que mes paroles allaient se répandre dans le camp.

Rowan soupira.

— Mon seigneur, c'est une bonne chose. Moi aussi, j'ai hâte de combattre.

— Même si tu risques d'y laisser ta vie ?

— Je la risque chaque fois que je conduis un raid. Que je meure avec vingt autres soldats ou avec deux mille ne fait aucune différence.

— C'est vrai, murmurai-je pensivement. Qu'est-ce que la mort de deux mille hommes pour un Mujhar ?

Je me secouai, et me tournai vers Rowan :

— Trouve-moi Duncan. Il doit être avec Finn, maintenant que son frère est revenu. J'ai des choses à discuter avec lui.

Rowan partit aussitôt. Je bouclai mon ceinturon et m'apprêtais à entrer dans ma tente, quand la voix de Lachlan attira de nouveau mon attention.

« Venez, ma dame, je vous donnerai du vin
Et des fruits frais

Venez écouter le chant de mon cœur
Qui se languit de vous
Et qui ne veut pas vous entendre dire
Que vous ne viendrez pas. »

Je grimaçai et me passai les doigts dans la barbe. Ce n'était pas Torry qui ne voulait pas venir, mais son frère qui le lui interdisait. Depuis huit semaines que j'avais envoyé ma sœur à la Citadelle, Lachlan s'était isolé avec sa harpe. Nous étions moins proches désormais.

— L'imbécile, murmurai-je, il devrait bien savoir qu'un harpiste ne peut pas viser aussi haut...

Il n'avait sans doute pas choisi de tomber amoureux de celle qu'il ne pouvait avoir ; pareillement, une princesse ne peut décider de l'homme qu'elle épousera.

Le chant s'éteignit. Etouffant un juron, je me tournai et entrai dans ma tente.

— Karyon.

C'était Finn ; je me redressai, et allumai ma chandelle. Savoir que j'allais enfin affronter Bellam m'avait tenu éveillé. Je regardai mon homme lige, debout dans l'entrée de ma tente. Il avait presque l'air d'un étranger dans les ténèbres enveloppantes.

— Prends ton épée et suis-moi.

— Où ? demandai-je en mettant mes bottes.

Je savais que Finn ne faisait rien sans raison.

— Par là.

Il ne dit rien de plus. Je les suivis, lui et Storr, jusqu'à une colline proche. Je le vis examiner le sol comme pour chercher un point de repère. Je remarquai les pierres en même temps que lui.

Cinq pierres lisses disposées en cercle parfait. Il sourit et s'agenouilla. Il effleura chaque pierre du doigt, comme s'il les comptait ou les saluait individuellement. II dit quelque chose dans la Haute Langue.

Puis il leva la tête et scruta le ciel nocturne constellé d'étoiles. Je vis la cicatrice livide qui le défigurait ; je m'aperçus aussi que son expression était celle d'un homme dont l'âme aurait quitté l'enveloppe charnelle, en train de voyager dans une dimension inimaginable.

— Ja'hai, cheysu, Mujhar.

Le loup fit le tour du cercle de pierre. Finn le regarda brièvement, et je me demandai quelle conversation privée ils avaient tenue.

La nuit était fraîche, le vent soufflant de la poussière dans ma barbe. Je levais une main pour essuyer mes lèvres quand Finn fit un geste que je n'avais jamais vu.

Je regardai le ciel en même temps que lui, et je remarquai les étoiles.

Cinq étoiles en cercle, comme un collier autour du cou d'une femme. Un instant avant, ces cinq astres avaient été perdus au milieu de milliers d'autres ; maintenant, ils se distinguaient à part, joyaux célestes suscités par une force inconnue.

Finn toucha de nouveau chaque pierre, puis il mit une main à plat contre la terre et l'autre sur son cœur.

— Aie confiance en moi, dit-il.

— Ma vie est entre tes mains, répondis-je simplement.

— Depuis le début des temps... dit-il. Les dieux m'ont confié une tâche. Tu sais ce qui nous attend demain. Si nous échouons, c'est la fin de la race cheysulie.

— Les Homanans...

— Je ne parle pas d'eux ; seulement des Cheysulis. ( Il eut un sourire ironique. ) Tu préférerais sans doute qu'il en soit autrement, et moi aussi. Mais tu fais partie de notre prophétie. Si tu meurs demain, ou dans une semaine, Homana et les Cheysulis mourront avec toi.

— Finn, tu m'accordes une immense responsabilité. Veux-tu me décourager ?

— C'est celle du Mujhar, répliqua-t-il. C'est la nature de la tâche.

— Que veux-tu faire ? demandai-je, mal à l'aise. Vas-tu conclure un marché avec les dieux ?

— Non. Les dieux ne font pas de marché avec les hommes. Ils offrent, et les hommes acceptent, ou refusent. Trop souvent, ils refusent. Ce que j'ai à te dire cette nuit ne te plaira pas, mais je dois le dire. Cela fera peut-être la différence entre la défaite et la victoire.

Je respirai à fond. Finn était étrange, comme s'il n'était pas lui-même. Ou plus que lui-même.

— Parle.

— L'épée que tu portes a été fabriquée par Hale, mon jehan. On a dit qu'elle était destinée au Mujhar, et c'est vrai. Mais pas à un Mujhar homanan. A un Mujhar cheysuli.

— J'ai déjà entendu cela de la bouche de Duncan.

— Tu te bats pour Homana, dit Finn, et tu le fais bien. Tu tentes de sauver ton peuple et les Cheysulis. Mais je connais la vérité, comme tous ceux qui sont liés à un lir. Un jour, un homme, héritier de toutes les lignées, unira quatre royaumes ennemis, et deux races ayant les dons des anciens dieux. Tu n'apprécies pas, si j'en juge par ton expression.

— Que veux-tu dire ? fis-je, exaspéré. Quel rapport avec mon épée ?

— Cette lame n'a pas été faite pour toi. Hale le savait quand il a gravé les runes. L'épée attend la main à laquelle elle était destinée ; ce n'est pas la tienne, même si demain c'est toi qui brandiras cette arme dans la bataille contre Bellam.

—- Veux-tu dire que les Cheysulis tolèrent seulement que je conserve l'épée ?

— Non. Tu la sers bien, et elle t'a gardé en vie. Mais le jour est proche où un autre que toi lui donnera vie.

— Mon fils, dis-je fermement. Ce qui m'appartient appartiendra un jour à mon fils. C'est dans la nature des choses.

— Peut-être, concéda Finn, si les dieux l'entendent ainsi.

— Finn...

— Ote ton épée, Karyon. Cette nuit, elle appartient aux dieux.

Quand j'eus déposé ma lame au sol, il parla de nouveau.

— Ton poignard aussi.

J'étais seul devant un guerrier cheysuli et son lir ; désarmé, comme nu. Je connus la peur en regardant ce Finn que je ne connaissais pas, tout entier dévoué à ses dieux et à sa magie. Je ne l'avais pas souvent vu ainsi, et j'étais impressionné.

Il agrippa mon poignet gauche dans une main d'acier. Avant que je puisse protester, il le retourna et fit une profonde coupure dans la chair.

Je poussai un cri étouffé et tentai d'arracher mon poignet à son étreinte. Il m'en empêcha. Puis il poussa mon bras vers le sol, et le tint immobile tandis que le sang coulait à flots le long de ma paume pour se perdre dans la terre au centre du cercle de pierres.

— A genoux ! commanda-t-il.

J'obéis ; Finn lâcha enfin mon bras. Il se leva, ramassa mon épée.

— Nous allons emprunter cette épée aux dieux, dit-il. Pour un temps, elle sera à toi. Tu auras besoin d'un peu de magie demain...

Il enfonça l'épée dans le sol imbibé de mon sang.

— Le sang de l'homme et l'essence de la terre. Pose ta main sur le pommeau.

Je n'eus pas besoin de demander laquelle. Je posai ma main gauche ensanglantée sur la garde de l'arme. Mon sang continuait de couler, teintant de rouge les runes de la lame, jusqu'à ce qu'il atteigne l'extrémité de l'épée et se perde dans la terre. Le rubis se mit à briller d'un éclat surnaturel.

— Ja'hai, murmura Finn de nouveau. Ja'hai, cheysu, Mujhar

Au firmament, les cinq étoiles disposées en cercle bougèrent. Elles grossirent, traînant dans leur sillage un panache de flammes. Puis elles tombèrent vers la terre comme des flèches. J'avais déjà vu des étoiles filantes, mais rien de semblable à ce dont mes yeux étaient témoins.

Finn me releva et me tint debout, sa main serrant mon poignet ensanglanté. Quand son regard se fit vague et absent, je sus qu'il appelait la magie de la terre. Lorsqu'il lâcha mon bras, la coupure était guérie sans laisser de trace. Seule demeurait la marque indélébile des fers atviens.

— Je t'avais dit de me faire confiance, sourit-il.

— Je risque d'en faire des cauchemars, dis-je. As-tu vu les étoiles ?

— Les étoiles ? Ce n'étaient que des pierres, répondit-il, sérieux.

Il les ramassa, et me les tendit. Je ne vis rien de particulier dans les cinq cailloux. Je regardai Finn. Il avait l'air fatigué, comme usé.

— Tu vas dormir maintenant. Les dieux y veilleront.

— Et toi ?

— Ce que les dieux me donnent est mon affaire.

Je crois qu'il aurait voulu dire autre chose, mais il se renferma sur lui-même. Je ne le questionnai pas. J'arrachai mon épée à sa gangue de terre. Cette fois, je ne demanderais pas à Rowan de la nettoyer.

— Des cailloux, marmonna Finn en partant.

Je regardai les pierres. Ce n'étaient que des cailloux ordinaires ; pourtant je les emportai avec moi.

Rowan planta fermement dans le sol la hampe qui supportait la bannière d'Homana, le lion noir rampant aux pattes prêtes à se refermer sur sa proie.

Les soldats homanans acclamèrent la levée de la bannière. Les Cheysulis ne dirent rien. Ils attendaient en silence, séparés des Homanans. Leur emblème était le lir debout à leur côté ou perché sur leur épaule.

Je sentis dans ma bouche le goût amer de la peur qui précédait toute bataille. Mais je savais que cette peur même me ferait aller de l'avant ; j'espérais qu'elle me forcerait aussi à vaincre l'ennemi.

L'armée de Bellam nous attendait, forte de milliers d'hommes. Je lui tournai le dos pour observer mes hommes. Tous n'avaient pas une cotte de mailles, contrairement aux Solindiens. Certains ne portaient que des justaucorps de laine, mais ils étaient avides de se battre. Mon armée manquait de prestance, mais pas de détermination.

Je brandis mon épée au-dessus de ma tête, pour que chacun voie le rubis de la garde.

— Montrez les dents ! criai-je à pleine voix. Sortez les griffes, et que le lion d'Homana rugisse !